article d’Arnaud Brayard publié dans la revue Science Advances
Une biodiversité inattendue après la plus importante extinction de tous les temps
À la fin de l’ère primaire, il y a 252 millions d’années, la plus importante extinction connue par la Terre rayait de la carte 90 % des espèces alors existantes. On considère habituellement que les cinq premiers millions d’années suivant cette crise furent caractérisés par une biodiversité extrêmement faible. Cependant, un nouveau gisement paléontologique situé près de la ville de Paris dans l’Idaho (Etats-Unis) lève le voile sur une diversité d’êtres vivants aussi spectaculaire qu’inattendue moins de 1,5 million d’années après la crise, questionnant la validité d’un tel scénario. Publiée le 15 février dans la revue Science Advances, cette découverte a été réalisée par une équipe pluridisciplinaire internationale (France, États-Unis, Suisse, Royaume-Uni, Suède et Luxembourg) coordonnée par Arnaud Brayard, chercheur CNRS au laboratoire Biogéosciences (CNRS/Université de Bourgogne) et impliquant cinq laboratoires français(1).
Il y a 252 millions d’années avait lieu sur Terre la plus grande extinction décrite à ce jour : la crise Permien-Trias (PT). Neuf espèces sur dix disparaissaient définitivement lors d’un écocide majeur manifestement déclenché par d’immenses éruptions volcaniques localisées en Sibérie(2). Durant les 5 millions d’années qui suivirent cette extinction de masse, soit la totalité du Trias inférieur, la biosphère resta très fortement perturbée, tant sur le plan physico-chimique (perturbations majeures des principaux cycles géochimiques globaux) que biologique, avec au moins trois autres phases d’extinctions consécutives à la crise PT (figure 1). Cette forte instabilité environnementale est classiquement considérée comme la cause directe de la très faible biodiversité enregistrée durant tout le Trias inférieur, définissant ainsi une longue période de survie post-crise suivie d’une lente rediversification des espèces à partir du Trias moyen.
Mais l’histoire semble bien plus complexe que cela… Une équipe internationale de paléontologues, sédimentologues et géochimistes coordonnée par Arnaud Brayard (Laboratoire Biogéosciences, CNRS – université de Bourgogne Franche-Comté, Dijon) soumet depuis plusieurs années ce scénario classique à l’épreuve des données, remettant ainsi en question de nombreux paradigmes tenus jusqu’alors pour acquis(3). Ils franchissent aujourd’hui une nouvelle étape décisive en dévoilant le contenu aussi spectaculaire qu’inattendu d’un nouveau site paléontologique daté de moins de 1,5 millions d’années après la crise PT : le gisement de Paris Canyon (figure 2).
Proche de la ville de Paris, Idaho (USA), ce gisement est une véritable fenêtre ouverte sur la vie marine au Trias inférieur. Et le paysage qu’il révèle est aussi spectaculaire qu’inattendu. Spectaculaire car les fossiles exceptionnels de Paris Canyon montrent encore certaines structures originellement peu (ou pas) minéralisées, apportant ainsi des informations d’ordinaire inaccessibles aux paléontologues (figure 3). Inattendue car de telles conditions de fossilisations révèlent une impressionnante biodiversité animale, incluant des éponges, des brachiopodes, des mollusques, des arthropodes, des échinodermes et des vertébrés, tous ces organismes ayant coexisté dans le même écosystème (figure 4 : cf. haut de page).
Parmi la trentaine d’espèces identifiées à ce jour, deux attirent plus particulièrement l’attention : une éponge (figure 3A, B) et un mollusque (figure 3L). La plupart des éponges retrouvées à Paris Canyon appartiennent à un groupe très primitif aujourd’hui disparu, les leptomitides, groupe jusqu’à présent connu uniquement au début de l’ère primaire (Cambrien et Ordovicien, entre 520 et 460 millions d’années), soit plus de 200 millions d’années plus tôt. Les éponges de Paris Canyon constituent donc un cas remarquable de « taxon Lazare » – un groupe que l’on croyait disparu à tort, du seul fait d’un enregistrement paléontologique déficient. Inversement, une des nombreuses espèces de mollusques retrouvées à Paris Canyon est apparentée au groupe des calmars (céphalopodes coléoïdes possédant un gladius), des animaux que l’on pensait jusqu’à présent apparus au début du Jurassique, soit 50 millions d’années plus tard.
Au total, les fossiles de Paris Canyon illustrent une biodiversité plus grande et un écosystème marin bien plus complexe que ceux décrits jusqu’à présent pour le Trias inférieur. Plus surprenant encore, dans une biosphère encore profondément perturbée par la crise PT, le biote de Paris Canyon associe des groupes anciens, survivants de l’ère primaire, et les premiers représentants de groupes modernes, encore présents dans la nature actuelle. À quel point un tel écosystème constitue la règle ou l’exception durant les premiers millions d’années post-crise reste une question ouverte. Une chose cependant est désormais acquise : à la frontière entre deux mondes, et dans le prolongement direct d’une crise biologique et environnementale majeure, le Trias inférieur est une période charnière de l’histoire de la vie sur Terre. Une période complexe, perturbée, mais certainement pas dévastée ; une période qui n’a pas fini de livrer tous ses secrets !
(1) : les laboratoires français impliqués :
– laboratoire Biogéosciences (CNRS / université de Bourgogne)
– Laboratoire magmas et volcans (CNRS / IRD / université Clermont-Auvergne / université Jean Monnet),
– Institut de génomique fonctionnelle de Lyon (CNRS / ENS Lyon / université Claude Bernard Lyon 1),
– Centre de recherche sur la paléobiodiversité et les paléoenvironnements (CNRS / MNHN / UPMC)
– Laboratoire d’écologie des hydrosystèmes naturels et anthropisés (CNRS / ENTPE / université Claude Bernard Lyon 1).
(2) les Trapps de Sibérie (252,2-250 Ma) constituent une des plus grandes provinces magmatiques formées sur Terre durant les 600 derniers millions d’années. En 2 millions d’années, ce sont cinq à six millions de km² (soit la moitié de la surface de l’Europe) qui ont été recouverts d’une épaisseur moyenne de 1000 m de basalte. Avec ces basaltes, de gigantesques quantités de dioxyde de carbone et de méthane (gaz à effet de serre), mais aussi de sulfures, chlorures, oxydes d’azotes et acide nitrique (entre autres) arrivèrent en surface et se rependirent dans l’atmosphère et les océans, créant un ensemble de conditions très défavorables à la vie – températures très élevées, pluies acides, hypercapnie, anoxie et euxinie océanique, entre autre.
(3) voir les précédents communiqués de presse :
– http://www2.cnrs.fr/presse/communique/1657.html,
– http://www2.cnrs.fr/presse/communique/1785.html,
– http://www2.cnrs.fr/presse/communique/2281.html,
– http://www.cnrs.fr/inee/communication/breves/b089.html,
– http://www.insu.cnrs.fr/en/node/5325.
Les travaux de l’équipe coordonnée par A. Brayard, initialement soutenus par la FRB (Fondation pour la recherche sur la biodiversité) et par le CNRS (programme INSU-INTERRVIE), sont actuellement financés par l’Agence nationale de la recherche (projet « AFTER » 2013-2017) ainsi que par l’I-SITE Bourgogne Franche-Comté (projet 2017-2019).
Contacts chercheurs :
– Arnaud Brayard | T 03 80 39 36 95 | arnaud.brayard@u-bourgogne.fr
– Gilles Escarguel | T 04 72 44 84 24 | gilles.escarguel@univ-lyon1.fr
Référence :
A. Brayard, L.J. Krumenacker, J.P. Botting, J.F. Jenks, K.G. Bylund, E. Fara, E. Vennin, N. Olivier, N. Goudemand, T. Saucède, S. Charbonnier, C. Romano, L. Doguzhaeva, B. Thuy, M. Hautmann, D.A. Stephen, C. Thomazo, G. Escarguel. 2017. Unexpected Early Triassic marine ecosystem and the rise of the Modern evolutionary faune. Science Advances, vol. 3, no. 2, e1602159. DOI: 10.1126/sciadv.1602159